mercredi 16 avril 2008

4) Jean-Louis Roux et la croix gammée



Ce qu’on lui a surtout reproché à Jean-Louis Roux, ce pelé, ce galeux, ce fédéraliste, c’est d’avoir affirmé pour sa défense que sa « fanfaronnade » avait été commise dans un contexte où une grande partie de la jeunesse canadienne-française partageait sa sympathie pour les régimes fascistes européens.

Ce qu’on apprend à la lecture de Fragments d’une jeunesse retrouvée à propos des convictions et des activités de Jean-Louis Roux, ce qu’on apprend sur les convictions et les activités de ses amis et mentors à la fin des années trente et au début des années quarante, rendent tout à fait plausible l’excuse que le-seul-à-se-faire-pincer donna en 1996 au geste qu’il avait posé en 1942.

Bien sûr, son explication constitue une forme de mouchardage. Mais un mouchardage éclairant. Aussi ne puis-je suivre Béatrice Richard quand elle écrit :

Les insinuations de Jean-Louis Roux sur l’attitude des Canadiens-français pendant la Deuxième Guerre mondiale sont inacceptables. [...] que Jean-Louis Roux ait sciemment déterré cette déshonorante fanfaronnade pour éclabousser la mémoire des Canadiens-français de l’époque et, à travers eux, les « Séparatistes » d’aujourd’hui, est ahurissant (
1).

Ahurissant ? Ahurissant pour Mme Richard, en effet, qui se montre à ce point ahurie qu’elle entreprend ensuite de démontrer ce que tout le monde savait déjà (y compris M. Roux, qui n’a jamais dit que le Canada français était fasciste) : la mentalité d’une certaine élite n’était pas celle de la majorité des Canadiens français, qui se sont engagés sur une base volontaire, qui ont participé à la guerre en Europe, qui ont sacrifié leur vie pour combattre le fascisme et le nazisme. On appelle ça noyer le poisson... ou défoncer une porte ouverte.

Je suis persuadé pour ma part que Jean-Louis Roux raconte la stricte vérité. J’appelle à la barre deux témoins de l’époque. Voici ce qu’écrit Yves Lavertu à propos d’un collaborateur du journal Le Jour, le franciscain Carmel Brouillard :

Là où le directeur du Jour [Harvey] met l’accent sur le nombre restreint de fascistes, Brouillard fait plutôt porter le débat sur le climat politique au Canada français [on est en 1939], sur la mentalité fasciste particulièrement répandue chez les jeunes et les classes dirigeantes.

Le franciscain stigmatise également le caractère sûri du catholicisme pratiqué par ses compatriotes. Enfin, il écrit : « Le fait que notre population est aux trois quarts emmussolinisée n’est pas normal. L’antisémitisme, le racisme, l’idéologie étatique sont incompatibles avec l’esprit chrétien (Note de Lavertu : Le Jour, 8 avril 1939) ».

S’il dénonce le fascisme mussolinien, Brouillard ne condamne pas pour autant le séparatisme au Canada français [...] Bien au contraire. [...] Les exemples de nationalismes pathologiques en Europe, écrit-il, ne doivent pas servir à condamner ce mouvement au Canada
(Note de Lavertu : Carmel Brouillard, Le séparatisme ne doit pas mourir, Montréal, Éditions des Jeunesses patriotes, 1939, p. 6). (
2)


Affirmant que les Canadiens français étaient aux « trois quarts emmussolinisés », le séparatiste Brouillard allait plus loin que n’allait le fédéraliste Harvey et que n’iront Vallières, Delisle et Roux. Témoignage de Jean-Charles Harvey :

Enfin, M. Pelletier [Georges Pelletier, directeur du Devoir], déclare avec un accent passionné qu’il n’existe pas de pro-nazis chez nous. Ce journaliste ne voit sans doute que les quatre murs de son bureau et n’entend aucune conversation. Personnellement, j’ai rencontré et entendu plusieurs fascistes et nazis. Le Devoir même encourage les organisations para-fascistes qui se sont formées en plus d’un milieu québécois. Ces gens sont ses lecteurs assidus. Ceux-là le lisent aussi qui, dans un coin d’une certaine université, se plaisent à tracer et retracer, à mesure que d’autres les effacent, des croix gammées [c’est moi qui souligne].(
3)

Des croix gammées ? Mais sabre de bois !... De quelle université s’agit-il ? De McGill ? Laissez-nous deviner... Sapristi !... Le chat(ciste) sort du sac ! L’Université de Montréal ! Université dont le journal étudiant épousait (à moins qu’il ne s’agît d’une union libre) l’orientation politique d’un autre journal... dirigé par Georges Pelletier ! ...

Nous dirons donc, afin ne pas salir les Canadiens français (que diraient mes parents, qui se sont mariés en 1942, et qui ne méritent pas qu’on crache sur leur tombe ?), que Jean-Louis Roux, étudiant en médecine à l’Université de Montréal, ne dessinait pas la croix gammée que sur son sarrau. Nous jurerons que c’est lui et lui seul (jeune homme hyperactif) qui traçait et retraçait TOUTES les croix gammées qui apparaissaient dans un coin d’une certaine université (de Montréal).

Certains systèmes de défense sont à ce point ridicules qu’il ne valent qu’un haussement d’épaule ; celui de Béatrice Richard et consorts est de cet acabit. Pour ma part, je me fais un plaisir de me ranger dans le camp de Jean-Louis Roux, ce pelé, ce galeux (d’où nous vient tout le mal), car je trouve que dans toute cette histoire c’est lui qui a été le plus honnête. Mais le plus maladroit.

Déjà, le 14 mars 1995, Le Devoir avait révélé au peuple que le pelé, que le galeux pouvait bien avoir dessiné une croix gammée en 1942, car encore en 1945, il continuait de signer des articles pro-franquistes dans Le Quartier latin. C’est qu’il en a mis du temps à comprendre, le bougre !

À ce propos, Lise Bissonnette revient à la charge le 5 novembre 1996 :

Comment expliquer qu’en décembre 1945, dans un éditorial du Quartier Latin, journal des étudiants de l’Université de Montréal, M. Roux faisait l’apologie virulente du dictateur Franco, six ans après l’écrasement sanglant des forces démocratiques en Espagne ?» (
4)

Bonne question ! Mais parlant de la défaite des forces « démocratiques en Espagne », la locutrice Bissonnette fait la preuve qu’elle ignore (ou préfère ignorer) les tenants et aboutissants de la guerre d’Espagne. Car des forces démocratiques, il n’y en avait pas davantage (dans l’Espagne de 1939), dans le camp de gauche que dans le camp de droite (
5), la cause de la République espagnole ayant été soigneusement confisquée par des émules de Joseph Staline. Les forces démocratiques, tenez-vous-le pour dit, elles avaient été écrasées par les Républicains eux-mêmes.

Ça, on peut toujours comprendre que ne l’eussent pas encore su les locuteurs de 1940 ou 1945. Mais qu’une éditorialiste puisse encore l’écrire en 1996, ça prouve bien que la vérité n’intéresse personne !

Quoi qu’il en soit, l’argument utilisé contre le-pelé-le-galeux se retourne contre ceux qui s’en servent. Si Roux pouvait publier un éditorial franquiste en 1945, c’est que le journal dans lequel il publiait était franquiste, c’est que les lecteurs à qui il s’adressait étaient toujours sympathiques au franquisme ! Et c’est que les leçons de la Seconde Guerre mondiale n’avaient pas encore été comprises et/ou retenues par tout le monde et son père.

Et je parierais ma chemise (bleue ou brune ?) que l’ « autre journal » l’était encore un tantinet (franquiste), comme il était encore un tantinet pétainiste, ainsi qu’il le démontrera avec l’affaire Bernonville. Le-pelé-le-galeux n’aurait donc pas été le seul à ne prendre que tardivement le droit chemin... je veux dire le chemin gauche ?

Qu’on ne nous prenne pas pour des imbéciles : l’opprobe n’est jeté sur Jean-Louis Roux en 1996 que parce qu’il est fédéraliste et maladroit en 1996, pas du tout parce qu’il était nazi en 1942. Premièrement parce qu’il n’était probablement pas nazi. Sur ce point-là, j’incline vers l’interprétation de Jacques Rouillard :

Certains y ont vu [dans le geste de Roux] une adhésion au nazisme et une manifestation d’antisémitisme. Pour le nazisme, ce serait très étonnant compte tenu du milieu qu’il fréquente ; pour l’antisémitisme, il en subit l’influence comme il l’avoue lui-même dans sa lettre de démission. Mais si on tient compte du contexte du début de l’année 1942, son geste est probablement bien plus une bravade pour scandaliser, dirigée non pas tellement contre les Juifs que contre les politiques conscriptionnistes du gouvernement fédéral. La croix gammée est avant tout le symbole du pays et du régime contre qui le Canada est en guerre (
6).

Roux n’était donc ni plus ni moins nazi en 1942 que les mentors et aïeux de ses dénonciateurs d’aujourd’hui, qui eux aussi commençaient à trouver (en 1942) que Hitler était une sombre brute. Antisémite, ça pouvait toujours aller, mais anti-chrétien ? J’irai même jusqu’à prétendre que Jean-Charles Harvey beurrait peut-être un peu trop épais. Mais dans le contexte du combat qu’il menait, il avait quelque motif de présumer que dessiner sur des murs (ou sur un sarrau) le symbole par excellence du nazisme, c’était approuver le nazisme, c’était être nazi.

Cela dit, ceux qui jettent hypocritement les hauts cris sur les fanfaronnades passées du fédéraliste maladroit de 1996, feraient bien de jeter un regard dans leur propre cour pour voir si les nationalistes de 1942 ne faisaient pas partie à l’époque du même gang que Jean-Louis Roux. Ils nous convaincraient ainsi de leur bonne foi.

Mais je sais bien que tout ça, c’est la faute aux Anglais, qui eux aussi se servent des petites anecdotes des années quarante pour déprécier le Québec des années quatre-vingt-dix. Ils le disent eux- mêmes. Sean Purdy, de l’Université Queen’s, à Kingston, écrivait récemment dans un forum de discussion d’Internet fréquenté par des historiens : «La critique du nationalisme québécois entourant l’affaire Roux a été une attaque déguisée contre le nationalisme québécois actuel (fondée sur) une dissimulation de sa propre histoire par le Canada anglais. [...] »(
7)

Je le disais au début, je l’ai répété et je le répète : la vérité n’intéresse personne ! Surtout dans les facultés de sciences humaines. Et même chez les Anglais, qui eux aussi entretiennent le mythe. Le mythe ?

Moi, le titre de l’article de L’actualité me turlupine un peu. Le mythe du Québec fasciste ? Il surgit d’où, il vient de qui le mythe, sinon de ceux-là même qui, pour qu’on ne sache surtout pas qu’il y avait eu des penseurs fascistes, des groupes fascistes, des étudiants fascistes (ce que disent Brouillard — à ne pas confondre avec Rouillard —, Harvey, Vallières, Delisle et Roux... et un peu Bouchard) dans le Québec de ces années-là, ont nié frénétiquement ce que personne n’avait jamais affirmé (sauf quelques maudits Anglais, qui de toute façon n’ont jamais rien compris au Québec), c’est-à-dire que c’est le Québec qui était fasciste ?

C’est l’ « effet Delisle » : pour défendre la mémoire d’un arrière-grand-oncle libidineux accusé d’attouchements, on crie sur sa tombe que le clan est vertueux ! Comme si c’était là le problème !

[1] Béatrice Richard, « De simples soldats », Le Devoir, 18 novembre1996.

[2] Y. Lavertu, op. cit, p. 127-128.

[3] Jean-Charles Harvey, Le Jour, 16 mai 1942, cité dans Y. Lavertu, op. cit. p. 348.

[4] Lise Bissonnette, « Le symbole de l’hypocrisie » (Éditorial), Le
Devoir, 5 novembre 1996, p. A 6.

[5] En dehors des extrêmes, il y avait d’ailleurs en Espagne autant de démocrates à droite qu’à gauche. Rappelons aux ex-lecteurs de Mme Bissonnette qu’il y avait eu en Espagne, de 1933 à 1935, un gouvernement républicain dominé par la droite, gouvernement imparfait, assurément, mais qui avait davantage respecté la légitimité républicaine et ses institutions que ses prédécesseurs et successeurs de gauche, dont de nombreux éléments appelaient plutôt une révolution à la soviétique qu’un système démocratique d’obédience libérale. Oups... Va-t-on m’accuser de révisionnisme dans les pages du Devoir simplement parce que je rappelle certains faits historiques ?

[6] Jacques Rouillard, « Le Québec était-il fasciste en 1942 ? », LeDevoir, 13 novembre 1966, p. A 7.

[7] Luc Chartrand, « Dis-moi la vérité ! 1930-1945. Le mythe du Québec fasciste », L’Actualité, 1er mars 1997, vol. 22 no 3.

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