mercredi 16 avril 2008

1) Idées préconçues



L’effet Delisle

par Pierre K. Malouf


Notes de l’auteur : Ce texte a paru une première fois en 2002, en postface aux Essais sur l’imprégnation fasciste au Québec, d'Esther Delisle, (Édition Varia). Ce livre, qui est désormais introuvable dans les librairies et retiré du catalogue de l’éditeur (mais il reste disponible en bibliothèque) contient trois essais : Fragments d’une jeunesse retrouvée ; Vieille-garde et jeunes Turcs, et Heil Christ ! Quand l’auteur parle de "l’an dernier" dans la première phrase, il s’agit donc de l’année 2001.

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Nous, les démocrates, nous sommes aussi loin du totalitarisme de la gauche que de celui de la droite, car nous ne préférons pas la morsure du chien, à celle de la chienne. Mais voici que notre maison est en feu. Le temps serait mal choisi de demander des comptes
au voisin qui accourt pour jeter de l’eau sur les flammes.

‒ Jean-Charles Harvey (1)


Idées préconçues

Je n’avais conservé, avant la rédaction et la publication l’an dernier (chez Varia) de mon pamphlet Lettre ouverte aux chiens édentés qui agitent la queue et à leurs chiots qui mordillent, qu’un souvenir fort vague de la tempête soulevée par la publication en 1992 du premier livre d’Esther Delisle (une version allégée de sa thèse de doctorat), Le Traître et le Juif.

Il m’avait semblé à l’époque que le scandale et les condamnations provoquées par cet ouvrage n’étaient que l’expression particulièrement virulente d’un réflexe de dévotion (qu’on ne rencontre pas que dans les milieux intellectuels indigènes), phénomène que Jean-François Revel, à la suite des réactions provoquées chez les philosophes français par son impérissable Pourquoi des philosophes, décrit de la façon suivante :

[...] L’argument par les conséquences, [qui ] consiste, en présence d’un raisonnement ou de l’expression d’un sentiment, à prendre en considération non point la force des preuves ou le poids des faits sur lesquels ils se fondent, mais le caractère désirable ou indésirable des conclusions qu’ils comportent par rapport à la prospérité d’une théorie, ou d’une manière de penser, ou de sentir, auxquelles on tient — les raisons de cet attachement pouvant, d’ailleurs, être, dans certains cas, en partie désintéressés. (
2)

J’avais donc l’impression, sans avoir fouillé le dossier, que l’on rejetait la thèse d’Esther Delisle pour la simple raison qu’elle provoquait des remous dans une mare encore vivante (quoique stagnante), mais point du tout parce qu’elle venait remuer les vieux gisements d’idées d’universitaires et/ou d’historiens soucieux de vérité et d’exactitude. Esther Delisle nuisait à la Cause de l’indépendance et servait de caution aux ennemis du Québec (Mordecaï Richler avait accordé à la malheureuse le baiser de la mort), cela suffisait donc pour qu’on rejetât d’emblée et l’oeuvre et l’auteure.

La vérité n’intéressant personne (je m’excuse auprès de M. et Mme Toulemonde : je ne vise ici que les élites pensantes), seule compte chez les intellectuels "engagés"

(engagés dans tout sauf dans le savoir) la cause politique et idéologique du moment.

Résonnent encore à mes oreilles les hauts-cris des socialistes français quand, leur témoignage risquant de porter ombrage à l’Union de la gauche et de nuire à la popularité des socialistes, on jeta du discrédit sur les rescapés du Goulag (en particulier Soljenitsyne) qui osaient dire en Occident (et à l’Occident) ce que la plupart des occidentaux savaient déjà depuis longtemps, à savoir que le communisme (à travers tous ses avatars : léninisme, stalinisme, titisme, maoïsme, castrisme, etc.) avait été, était, ne pouvait être, ne serait jamais autre chose qu’une catastrophe meurtrière ou à tout le moins débilitante pour les peuples qui le subissaient.

Simple parallèle : la réaction québécoise aux thèses de Delisle me paraissait, toutes proportions gardées, relever du même mécanisme de défense que les leviers de bouclier de la gauche française : « Madame, cachez ce Groulx et ce Devoir que je ne saurais voir ! »

Le débat autour du livre de Mme Delisle était donc polarisé en pour et en contre de part et d’autre d’un clivage purement ethnique : pour Esther Delisle, les Canadiens anglais et les Juifs ; contre Esther Delisle, les « vrais Québécois ». Pour, les fédéralistes ; contre, les indépendantistes. Je ne doutais point par ailleurs qu’il pût y avoir de chaque côté de la ligne de front des traîtres à leur propre cause.

Mais c’était-là, je le confesse, pure spéculation de ma part, car je n’avais du dossier qu’une connaissance fort superficielle. D’ailleurs, je ne lus point à l’époque le livre sacrilège de la misérable empêcheuse de professer en rond. J’avoue à ma courte honte n’avoir pris connaissance de son oeuvre que l’an dernier. Je commençai d’ailleurs, me documentant pour mon petit brûlot, par Mythes, mémoire & mensonges. Je m’empressai ensuite, évidemment, de parcourir Le Traître et le juif. Les deux oeuvres me parurent fort convaincantes.

Je voyais démontré le fait qu’il y avait effectivement eu au Canada français, comme il en avait existé ailleurs dans le monde, des écrivains, des penseurs, des publications, des associations antisémites ; il avait existé au Canada français des intellectuels éminents, des politiques influents, qui voyaient dans les régimes autoritaires de droite qui s’étaient implantés en Europe après la Première Guerre mondiale (au Portugal, en Italie, en Autriche, en Allemagne, en Espagne, en France après la défaite de 1940), des modèles de gouvernement pouvant servir d’exemple à un Canada français éventuellement affranchi de l’impérialisme anglo-saxon, du libéralisme et de la maudite démocratie parlementaire, un Canada français transformé en Laurentie !

M’était confirmé le fait qu’il s’était trouvé des gens, au Canada français comme ailleurs, pour téter, dans leur rêve d’un corporatisme, d’un fascisme ou même d’un nazisme indigènes, une nourrice dont le lait avarié contenait, entre autres toxines, une forte dose d’antisémitisme. D’autant plus que le Juif, loin de n’être que le principal vecteur des maux du capitalisme, était également le grand responsable du pire ennemi du susdit capitalisme, le communisme ! Bouc émissaire universel, responsable de toutes les horreurs, le Juif pouvait être haï de tout bord et de tout côté.

Pour un Adrien Arcand, par exemple, le mot communisme était nécessairement soudé au préfixe judéo. N’existait qu’une forme de communisme, le JUDÉO-communisme, expression qu’on retrouve partout dans un livre relativement récent (1994) consacré au plus célèbre des nazis québécois, Adrien Arcand, une grande figure de notre temps, de Jean Côté.

Que m’apprenait Le traître et le juif que ne m’avaient déjà appris mes lectures préalables ? Tout simplement que Lionel Groulx avait été un important locuteur (comme disent les universitaires) du courant fascisant, Le Devoir également. Pas de quoi en faire un plat !

Mais moi, personnellement, il faut vous dire que me laisse de glace l’idée que Le Devoir des années trente et quarante, l‘idée que le chanoine Lionel Groulx, un curé moyenâgeux dont je me soucie autant que de ma première chemise (brune ou bleue ?), aient été fascistes, corporatistes, pétainistes ! Ils ne l’étaient pas ? Débattons-en, alors ! Apportons des preuves contraires ! Réfutons Esther Delisle ! Ou tout autre auteur qui partage ses idées !

Qui partage ses idées ? Y en aurait-il ? Eh bien oui ! Et pas seulement sur l’autre rive de l’Outaouais. Imaginez-vous donc que certains ont dit, bien avant elle, à peu près ce que dit Mme Delisle. Tout ce qu’elle a fait, la Delisle, il me semble (et sans vouloir diminuer son insigne mérite), c’est d’ajouter au dossier davantage de preuves solides et de pièces à conviction.

Vous voulez des exemples ? En voici deux :

Parlant des anti-conscriptionnistes, quelqu’un écrivait : « C’étaient des disciples d’Henri Bourassa et du chanoine Groulx, des intellectuels souvent sympathiques à Mussolini et à Hitler, antisémites et racistes ».

Non, ce n’est pas Esther Delisle qui le dit, c’est Pierre Vallières dans Nègres blancs d’Amérique !

Oui, Pierre Vallières, écrivain, révolutionnaire, crypto-terroriste, contempteur de tous les moulins à vent et mystique tardif, homme éminemment respectable et respecté (après tout, durant toute sa vie il ne voulut jamais que notre bien, Vallières), dont la mémoire sans tache ne soulève aucun haut-le-coeur dans les milieux universitaires conscientisés (si je me trompe, que l’on veuille bien me signaler les flaques de vomi : je m’empresserai de publier une rectification), ni chez les intellectuels engagés (à gauche du moins). J’attends qu’on publie de ce bord-là un texte renvoyant dos à dos Vallières et Delisle... Ha ! Ha ! Ha !

Oui, elle a eu des précurseurs, Esther Delisle. Croyez-vous qu’un Jean-Charles Harvey était beaucoup plus tendre, en son temps, avec les élites fascisantes qui les lui cassaient ? Né en 1891, et déjà condamné en 1934 pour son roman Les Demi-civilisés, Harvey clamait dans les années trente et quarante ce que Vallières affirmera dans les années soixante (
3) , ce que Delisle analysera dans les années quatre-vingt-dix.

En voilà un, Harvey, qui ne doutait pas des sympathies compromettantes d’une certaine élite canadienne-française. En voilà un qui ne s’est pas gêné pour dénoncer et combattre les politiciens, les avocats, les partis, les associations, les journaux, les journalistes, les intellectuels d’extrême droite.

Il ne pouvait aller, malheureusement, jusqu’à vitupérer les curés... mais ce n’est pas l’envie qui manquait. Il ne pouvait pas non plus appuyer dans ses pages les luttes ouvrières : il se serait fait couper les vivres par les hommes d’affaires qui finançaient Le Jour, l’hebdomadaire qu’il avait fondé en 1937 et qu’il dirigea et publia jusqu’en 1946. À ce propos-là, Yves Lavertu, dans son livre Jean-Charles Harvey, Le combattant, bien qu’il soit très favorable à Harvey, ne dore pas la pilule et ne dissimule pas les failles du personnage. Quoi qu’il en soit des compromis qu’il a dû faire, la carrière ultérieure de Harvey (de même que sa mémoire) en a bien pâti, des combats qu’il a osé livrer contre les ennemis de la démocratie. (Qu’en est-il de la carrière d’Esther Delisle ?)

Finalement, parmi ces trois pourfendeurs du fascisme de nos aïeux : Harvey, Vallières, Delisle, un seul a conservé un statut honorable dans l’estime des esprits éclairés. De qui s’agit-il ?

Pierre Vallières, promoteur du socialisme marxiste (on pourrait dire : du fascisme de gauche), a en effet eu droit après sa mort, de la part du journaliste Jean Dion, du Devoir, à un hommage posthume pas piqué des vers : « Toute sa vie aura été marquée par l’indignation et la volonté de résistance au nom de la dignité humaine. (
4) »

À ce coup d’encensoir, Martin Masse, du Québécois Libre, réagit violemment. Je ne citerai qu’une phrase de ce dernier : « Ce fou furieux [Vallières] était de la trempe des idéalistes utopistes qui, lorsqu’ils ont pris le pouvoir en Russie, en Chine, au Cambodge, à Cuba ou ailleurs, sont systématiquement devenus des monstres (
5). »

Je ne peux malheureusement m’empêcher d’être d’accord. Un éloge de Pierre Vallières dans un média nationaliste ? Est-ce vraiment étonnant ?

On pourrait comparer ça à un article qui ne fut, Dieu soit loué, jamais écrit : Jacques Beauchamp vantant en 1967, dans sa chronique du Journal de Montréal, les mérites d’Adrien Arcand, mis en bière la veille. Beauchamp était trop intelligent pour publier de telles sottises. La différence entre Vallières et Arcand ? Vallières avait renié le terrorisme sans renoncer à ses objectifs ; Arcand n’avait pas non plus changé d’idée, mais n’avait cependant pas eu besoin de renoncer à un terrorisme qu’il n’avait jamais pratiqué.

La différence entre Beauchamp et Dion ? Beauchamp écrivait dans une feuille populiste, Dion publie dans un journal élitiste.


[1] Paroles extraites d’un discours prononcé lors d’une assemblée communiste tenue au Forum de Montréal en fin juillet 1941. Rapporté dans Jean-Charles Harvey, Les Armes du mensonge, éditions La Patrie, 1945, p. 2. Citation et référence tirées de Yves Lavertu, Jean-Charles Harvey, Le combattant, Montréal, Boréal, 2000, p. 252.

[2] J.-F. Revel, La cabale des dévots, Paris, J.-J. Pauvert, 1965, p. 5.

[3] Mais j’y pense... Où avait-il pris ça, Vallières, que les nationalistes des années quarante étaient fascistes et racistes ? Il l’avait sûrement appris de quelque professeur ou sommité, non ? Et lequel de professeur ? Vite, dites-nous son nom que nous le condamnions aussi ! ...

[4] Jean Dion, « “Je défends la liberté” », Le Devoir, 23 décembre 1999, p. A-1.

[5] Martin Masse, « Pierre Vallières, défenseur de la liberté ? », Le Québécois libre, no 28. 9 janvier 1999.

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